L'orchestre de gamepads
Niveau éducatif : CE2, CM1 ,CM2, élèves de 8 à 11 ans
Provenance : Conservatoire à Rayonnement Régional de Chambéry et des pays de Savoie, sessions hebdomadaires dans les écoles de Chambéry. 2012 - 2015
Professeur-animateur : Laetitia Pauget, musicienne intervenante du conservatoire de Chambéry, Peter Torvik, professeur de composition et de MAO au conservatoire de Chambéry
Préambule
Nous travaillons depuis trois ans dans la ville de Chambéry, en France, sur une expérience de pratique musicale collective pour jeunes enfants dans le cadre de l'école publique.
Dans notre projet, un « orchestre électroacoustique » est constitué d'un groupe de douze enfants. Ils se servent de « gamepads » (consoles équipées de boutons et de « joysticks », habituellement utilisés pour jouer des jeux vidéos) afin de produire et manipuler des sons gérés par un ordinateur.
Un «orchestre» est accompagné et animé par une équipe de deux pédagogues, dont l'un gère les aspects techniques du dispositif pendant que l'autre, spécialiste en pédagogie, mène le travail du groupe.
Objectifs
L'idée d'« orchestre électroacoustique » s'est lancée à Chambéry suite à un projet scolaire qui existe depuis quelques années et qui consiste à accompagner les enfants de deux classes de CM1 et CM2 dans un travail de création de musiques concrètes avec le logiciel Wavelab.
La direction de notre conservatoire nous a demandé de trouver un moyen d'initier plus d'enfants à la musique électroacoustique et de le faire dans un contexte de pratique collective, comme une fanfare ou un orchestre, à l'inverse du travail individuel du projet précédemment cité.
Le développement des pratiques musicales collectives dans les écoles est actuellement une priorité en France et suscite de nombreuses initiatives. Il nous semblait important d'associer les pratiques modernes de l'« électroacoustique » à ce foisonnement d'orchestres à l'école.
À notre connaissance, l'expérience était nouvelle : mettre en place un orchestre à l'école primaire autour des nouvelles technologies.
Nous avons commencé par une phase de réflexion autour des objectifs que nous nous fixions et des solutions pour les atteindre.
Une expérience pédagogique adaptée à l'âge des élèves : le projet devait se présenter de manière engageante et ludique aux enfants de l'école primaire, et ne présumer aucune expérience musicale préalable.
Un projet centré sur l'écoute : le projet devait exiger une écoute attentive, même aux sons inhabituels, pour que les enfants établissent des discriminations significatives entre les sons, et qu'ils fassent un lien entre leurs manipulations de leur « instrument » et le résultat dans le son produit collectivement.
Une expérience de pratique collective : Cela signifiait pour nous que les enfants devaient certes faire de la musique « en groupe », mais plus précisément que chaque élève devait pouvoir tenir un rôle spécifique et diffèrent de celui des autres, au sein de l'ensemble. Il s'agissait de placer les élèves dans des fonctions précises et particulières comme on peut l'observer parmi les divers pupitres d'un orchestre classique.
L'exigence artistique : Les notions de « qualité » et d'« exigence » pour cette pratique musicale collective sont essentielles. Nous savons qu'une expérience significative de pratique collective ne peut exister dans un contexte de « n'importe quoi ». Nous avons donc cherché à créer un dispositif dans lequel « l'orchestre » travaille dans une direction claire et objectivement évaluable, un contexte où les actions musicales de chaque enfant peuvent être qualifiées en tant que « mieux » ou « moins bien » par rapport à l'objectif énoncé.
L'expression personnelle : Pour autant, nous voulions donner toute sa place à l'expression individuelle. Tout en travaillant sur l'« objectif du groupe », les enfants devaient aussi avoir des choix dans une diversité de possibilités musicales « permises », et pouvoir faire entendre leur propre goût et leur capacité d'invention. Par conséquent, nous avons mis en place des « improvisations structurées » plutôt que des partitions rigoureusement définies, afin de ne pas cantonner les enfants à un rôle de simple exécutant censé manipuler des machines de façon « correcte ». L'idée est bien de laisser un espace à la sensibilité et au choix individuel.
L'ouverture culturelle : Nous travaillons avec des enfants de diverses origines, ethnicités et croyances. La direction du conservatoire, et nous-mêmes à titre personnel, mettons une priorité sur l'ouverture vers des cultures diverses. Les matériaux musicaux de notre projet représentent donc au minimum ce qui en anglais s'appelle un «teachable moment », c'est-à dire une opportunité pédagogique de donner aux élèves un contact ludique avec des musiques de diverses cultures.
Le Projet « Pilote »
Le projet que nous employons actuellement avec les enfants peut être décrit comme un « jeu musical » d'improvisations structurées autour des sons de quatre cultures musicales étrangères (étrangères au moins pour nous et pour la plupart de nos élèves).
L'orchestre est divisé en quatre « équipes » de trois enfants, dispersées en îlots autour de la pièce. Chaque équipe correspond à une région du monde : le Japon, l'Inde, l'Afrique du nord, et l'Afrique au sud du Sahara.
Un des enseignants, aussi muni d'un gamepad, est situé au milieu de la pièce et représente le « Port ».
Jeux sonores à partir des sons des différentes régions
Le jeu commence avec l'enseignant qui joue « le port ». Son gamepad est programmé pour « jouer » autour de seize extraits de voix parlées de langues diverses. Après un petit « concert » dans lequel il manipule les sons de ces divers langues, le « maître du port » choisit un pays à visiter et lance une chanson. Une chanson unique est associée à chacune des quatre régions ; les élèves sont censés apprendre à reconnaître « leur » chanson et mémoriser suffisamment sa structure pour savoir exactement où elle se termine.
Précisément à la fin de cette chanson, c'est au tour de l'équipe sollicitée d'offrir un petit « concert » des musiques de son pays. Dans chaque équipe de trois enfants, deux joueurs tiennent le rôle que nous appelons « sons bruts », c'est-à-dire qu'ils produisent des sons de base, et un joueur tient le rôle de « passeur ». Les gamepads des « sons bruts » leur permettent de faire un choix parmi huit sélections des musiques de leur région : certaines sélections sont des sons des instruments seuls comme le veena ou l'oud, d'autres sont des chansons ou des formes musicales plus complexes telles que le kabuki ou le raga. Qui plus est, leur gamepad leur permet de manipuler ces sons de différentes manières.
Le « passeur », lui, a la possibilité de modifier davantage les sons produits par les autres joueurs en utilisant des filtres. Il détermine également le moment où le petit « concert » de son pays doit se terminer et la direction que doit prendre le jeu.
Pour finir le concert de son équipe, le passeur effectue un choix parmi trois sons différents, soit une chanson qui renvoie le jeu vers le « port », soit des sons d'animaux spécifiques (baleines, lions, éléphants ou chameaux) pour renvoyer le jeu vers le « pays » de sa droite ou sa gauche. Une session de jeu passe d'équipe en équipe dans une séquence libre, en fonction des choix faits en temps réel par le « maître du port » et par les quatre passeurs, intercalée par les petits « concerts » des diffèrent pays visités.
Une fois que les enfants maîtrisent les mécaniques de base de leur gamepad et du « jeu », notre travail se concentre sur l'intérêt de ces concerts. Lors des séances suivantes, nous commençons alors à parler de façon simple des notions de gestion d'un temps musical, de répétition, de contraste, de combinaison, de niveaux d'énergie musicale, etc., en accompagnant les enfants dans leur recherche pour améliorer leurs « concerts ».
Organisation Technique
Le dispositif adopté est un orchestre de « gamepads ». Chaque élève a pour « instrument » un contrôleur, du type normalement utilisé pour jouer aux jeux vidéos. Il y a actuellement sur le marché beaucoup de contrôleurs disponibles aux prix et fonctions diverses. Les modèles que nous utilisons, très économiques, ressemblent à ceci :
En manipulant les deux « joysticks » et actionnant les divers boutons, et en fonction de leur rôle individuel dans l'orchestre, les enfants produisent des résultats sonores.
Pour un orchestre type, treize de ces gamepads sont liés à un seul ordinateur Macintosh. Les gamepads sont des périphériques USB. Ils sont raccordés à des expandeurs (« hubs »), équipés des câbles de rallonge USB (munis d'amplificateurs). Ceci nous permet de les raccorder tous au seul ordinateur, tout en dispersant les enfants confortablement dans la pièce. In situ une session de travail ressemble à ceci :
L'ordinateur héberge un logiciel qui interprète les actions des enfants utilisant leur contrôleur. Il produit le résultat musical, envoyé ensuite aux haut-parleurs.
À présent, nous travaillons à quatre canaux de son avec quatre haut-parleurs distribués autour de la pièce. Il est essentiel que les enfants puissent faire le lien entre leurs manipulations individuelles et les sons qui en résultent.
La diffusion des sons produits par chaque groupe sur un haut-parleur situé à proximité est primordiale pour leur permettre d'établir ce lien. Cela implique donc l'emploi de multiples haut-parleurs et canaux de sortie séparés, et la dispersion autour de la pièce des élèves et des haut-parleurs.
Le logiciel employé peut être décrit comme une série de couches :
Au coeur du système est le logiciel MAX/MSP. Ce programme était originellement développé à l'IRCAM à Paris ; il est actuellement commercialisé par la société Cycling74, à San Francisco, Californie. MAX/MSP est un système de programmation largement employé par des musiciens et d'autres artistes pour contrôler son et multi-media de façon interactive, « en temps réel ». La production et la diffusion du son dans notre dispositif sont gérées par MAX.
Un logiciel appelé « Méta-Mallette », produit par Puce Muse à Paris, tourne au dessus de MAX/MSP. Ce programme gère le réseau des gamepads et fournit un environnement structuré de « authoring ». Dans le programme « Méta-Mallette », on définit un « orchestre » comme un ensemble de contrôleurs, et on spécifie quel résultat musical devrait être produit en fonction des manipulations de chaque contrôle sur chaque gamepad.
Avec le système « Méta-Mallette », le compositeur crée son projet : il lui faut choisir et charger les « samples », les matières musicales qui seront utilisées, déterminer les rôles et fonctionnements des différents gamepads qui constitueront l'orchestre, et inventer des « règles » ou fonctionnements dans le temps de la pièce musicale que l'orchestre jouera. La construction d'un projet est assimilable à la composition d'une oeuvre pour l'« orchestre électroacoustique ». Le projet construit dans Méta-Mallette est effectivement la « partition » de cette oeuvre. C'est dans la construction du projet qu'a lieu la réflexion sur l'adéquation entre les âges des élèves, les objectifs pédagogiques, et le résultat musical qui sera obtenu.
Commentaires
MAX et le logiciel Méta-Mallette proposent un support important pour les contenus d'image et de vidéo, aussi bien que pour le son. Dans un premier temps, nous ne nous sommes pas servi de cet aspect du système.
La principale raison est que nous accordons beaucoup d'importance à l'écoute active (ce que Ran Blake appelle la primauté de l'oreille), et qu'un contenu vidéo peut facilement devenir une distraction.
Certains projets futurs intégreront probablement ce composant visuel. Pour des raisons similaires, notre emploi d'un support écrit se limite pour l'instant à un seul schéma très simple. Ainsi avons-nous choisi tout au long de ce projet de mettre l'accent sur l'oralité et de travailler surtout avec l'oreille et la mémoire.
Cette année nous avons travaillé avec quatre orchestres à la fois ; nous voyions chaque « orchestre » pour une série de six sessions hebdomadaires de 45 minutes chacune, et à la fin des six semaines nous recommencions avec quatre nouveaux groupes. Le choix de six sessions était largement arbitraire et lié simplement à l'organisation du début du projet et du calendrier scolaire français. Cependant, les enfants ne sont pas du tout enclins à arrêter après six sessions et il serait parfaitement envisageable d'étendre l'expérience sur une période plus longue, d'autant plus que le répertoire serait élargi.
En revanche, il semble que 45 minutes par session soit une durée appropriée à ce niveau d'âge. Qualitativement, le projet a dépassé de loin nos propres attentes, nous sommes convaincus de sa valeur et de son potentiel. Nous trouvons les enfants complètement engagés et investis dans le travail. Ils écoutent avec attention et intelligence.
Quand ils manipulent les gamepads, ils le font avec intention, engagés dans la recherche d'une direction musicalement intéressante. Les dynamiques de groupe sont positives : les enfants comprennent la nature coopérative de l'expérience et ils travaillent collectivement pour bien « jouer le jeu ». La matière culturellement « étrangère » peut provoquer de l'incompréhension ou des rires nerveux à la première écoute. Mais elle devient assez rapidement naturelle et elle est assimilée de façon inconsciente.
À la fin nous avons pu observer des groupes d'enfants qui chantaient spontanément en Tamil ou qui fredonnaient les musiques du projet dans les couloirs de l'école. Dans les interactions subséquentes, ils retiennent des noms et des sons d'instruments et ils démontrent une curiosité accrue pour toutes sortes de musiques ainsi qu'un enthousiasme pour continuer cette pratique collective. Dans le même temps, l'aspect « jeu » du projet le rend divertissant et facilite subrepticement l'appréhension de la pratique individuelle au sein d'un groupe attentif.